Qui est cet homme qui épie derrière la végétation, dans l’ombre ? De quel côté regarde-t-il ? Que voit-il ? Est-il asiatique ? Africain ? Où sommes-nous ? Est-ce le jour ou la nuit ? Se cache-t-il ? A-t-il peur ?
Voilà quelques-unes des questions qui me sont venues à l’esprit la première fois que j’ai regardé cette image du film choisi par Abderrahmane Sissako. La dernière image d’un film. Quel film ? La dernière image d’un film pourrait-elle raconter tout le film ?
A la dernière image de The Saga of Anatahan (1953) de Josef von Sternberg, nous voyons un gros plan d’une femme auquel se superpose une montagne, une île, parce que cette femme-montagne est une île :
« We now sighted Anatahan, a jungle rock that stood high out of the sleeping waters 1 », dit Sternberg, narrateur de son dernier film, la seule voix que nous comprenions, à moins de comprendre le japonais.
La dernière image du dernier film de Sternberg pourrait-elle raconter non seulement tout le film, mais toute son œuvre ? Keiko, cette femme, est l’image finale de la femme dans l’œuvre de Sternberg, l’incarnation ultime de Marlene Dietrich et du mythe poursuivi à travers elle.
« That’s how we met Keiko.
At first, she was only another fellow human being stranded on this pinpoint on the map.
Then she was to become a female to us.
And finally… a woman, the only woman on Earth.2 »
Dans ce film, treize Japonais, naufragés d’une guerre qu’on devinait perdue, regardent une femme, la désirent, se la disputent, meurent pour elle. Seuls sept reviendront au Japon vaincu, « heroes to all but to ourselves 3 ». Sur les six autres, cinq seront emportés par la mort, victimes des passions humaines d’Anatahan, le sixième refusera le déshonneur de la défaite et restera sur l’île pour toujours. Au finale, les morts unis aux vivants et Keiko, une morte-vivante, viennent assister à leur retour à tous, leur dernière sortie de la scène d’Anatahan et de l’œuvre de Sternberg.
Keiko est la reine des abeilles avec ses faux bourdons. Sur cette île/ruche, tous voient et nous, spectateurs, nous voyons avec eux. Nous nous cachons sur cette île construite en studio à Kyôto (ancienne capitale du Japon, comme nous le rappelle un des premiers titres du film), faite de lumière et d’ombre (la photo est de Sternberg lui-même), d’arbres, de feuillages, de voiles, de rideaux…, pris au piège avec les personnages. Mais nous en saurons plus qu’eux, guidés que nous sommes par la voix de Sternberg : que la guerre est finie, comment Keiko a disparu – le réalisateur nous le dit sur une image de Keiko appelant à l’aide un bateau ennemi :
« We did not see this, we never saw her again, she disappeared as if she’d never existed.
Long ago I heard her say that if she had wings she would fly home. Keiko had gone, there was no more trouble. There was also no more… life.4 »
Et une chanson populaire d’Okinawa continue de résonner dans nos oreilles :
« You and me like an egg. I’m egg white, you’re egg yellow. I embrace you.5»JOAO PEDRO RODRIGUES (traduction Bernard Eisenschitz)
Film choisi par
Joao Pedro Rodrigues- Interprétation
- Akemi Negishi, Tadashi Suganuma, Kisaburo Sawamura, Shoji Nakayama, Jun Fujikawa
- Scénario
- Joseph von Sternberg, d'après le livre "Anatahan" de Michiro Maruyama
- Photographie
- Joseph von Sternberg
- Son
- Hisashi Kase
- Montage
- Mitsuzo Miyata
- Musique
- Akira Ifukube
- Décors
- Takashi Kono
- Production
- Daïwa Productions